En ce début de 2011 les tensions sont extrêmes sur les marchés agricoles mondiaux : les prix des céréales et des oléagineux mais aussi du sucre et de nombreux produits tropicaux comme le café, le cacao ou même le poivre, ceux du beurre ou de la viande bovine affichent des hausses parfois historiques. La seule exception notable à cet emballement des cours est le riz, dont cependant la place est peu importante dans les échanges mondiaux. Sur nombre de marchés et notamment ceux des « grains » (blé, maïs, soja), la situation est même inquiétante et on ne peut exclure de nouvelles hausses durant les quelques mois qui nous séparent de l’arrivée des récoltes de la campagne 2011 de l’hémisphère nord. En ce sens les autorités politiques ont raison d’alerter l’opinion publique mondiale et il faut saluer la décision française de faire de la question agricole et alimentaire un des thèmes majeurs de sa présidence du G20.
Bien sûr la polémique fait rage quant aux facteurs ayant provoqué cette crise. Disons le tout net, la spéculation -dans sa dimension financière- n’y a joué qu’un rôle secondaire ce qui est toujours difficile à faire admettre par ceux qui sont à la recherche d’explications faciles et de boucs émissaires à montrer du doigt. Depuis les années trente, toutes les études académiques réalisées sur le rôle de la spéculation ont conclu à sa neutralité : d’ailleurs, dans la liste évoquée plus haut, nombre de produits comme le riz, le beurre, la viande bovine ou le poivre ne possèdent pas - à l’échelle mondiale- de marché financier représentatif et se trouvent de facto ignorés par les grands indices qui concentrent la plus grande partie de la spéculation financière sur les matières premières. Au fond à un moment précis un prix pour une échéance donnée est la somme des anticipations que font l’ensemble des acteurs du marché de ce que sera demain le rapport entre l’offre et la demande : il y a spéculation, intellectuelle d’abord, sur les excédents ou déficits à venir et le marché obéit bien là à une fonction d’anticipation.
Que l’on cherche à rendre les marchés plus efficients par une meilleure régulation et par une plus grande transparence à l’échelle internationale est un objectif utile et louable mais ne changera pas pour autant la face des marchés, ni leur instabilité, ni leurs « fondamentaux ».
Ce que les marchés constatent aujourd’hui c’est la négligence dont a été victime pendant des décennies l’agriculture dans de très nombreux pays en développement, c’est le recul d’une certaine forme de productivisme alors même que du fait de la croissance tant démographique qu’économique les besoins alimentaires ne cessaient d’augmenter.
Aujourd’hui, les équilibres des bilans mondiaux sont tellement précaires que les marchés sont à la merci du moindre accident climatique surtout lorsque celui-ci affecte un grand pays exportateur comme ce fut le cas en 2010 et 2011 avec le Canada, la Russie, l’Australie et l’Argentine pour les céréales et les oléagineux. Au-delà des tensions du court terme, le message que nous adressent les marchés par le biais de ces hausses de prix est simple et de bon sens : les déséquilibres alimentaires mondiaux sont là pour durer ; il est temps de refaire de l’agriculture une priorité dans nos stratégies de développement. Car pour l’instant et, comme d’habitude, ce sont les plus pauvres qui souffrent.
Ces hausses de prix ont en effet provoqué deux types de réactions suivant les pays : des crises politiques pour les uns, des tensions inflationnistes et des débats sur les prix et les marges pour les autres. Pour les premiers on paie là le résultat de décennies de mal gouvernance et d’abandon des politiques agricoles au nom du libéralisme mal digéré des institutions de Washington (Fonds et Banque). Que n’a-t-on critiqué par le passé la politique agricole indienne qui permet pourtant aujourd’hui à l’Inde d’échapper à la tourmente. Tout ceci ne pourra changer d’un coup de baguette magique : l’agriculture c’est le résultat d’une subtile alchimie entre des hommes et leurs terres et le temps agricole est un temps long.
Espérons seulement que l’indignation internationale puisse se traduire en espèces sonnantes et trébuchantes pour financer le développement agricole de tous ceux qui en ont besoin et le modèle de la politique européenne (la PAC dans sa première version, celle des années soixante) est probablement le plus pertinent pour les pays les plus pauvres.
Dans les pays développés, et surtout en Europe, la hausse des prix agricoles provoque d’autres tensions, à l’intérieur des filières elles même et jusqu’au consommateur. Avec la disparition des « vieilles » politiques agricoles de stabilisation des marchés et des prix, c’est presque la première fois depuis les années cinquante que se pose la question de la transmission de l’instabilité agricole aux produits alimentaires. Suivant les pays et leur maturité, cela met en évidence les tensions entre production, industrie et distribution. Curieusement dans nos sociétés d’abondance, la vieille peur des pénuries alimentaires resurgit à la première occasion et on en serait presque à stocker du sucre ou de l’huile. En réalité le contenu agricole de notre panier alimentaire n’a jamais été aussi faible et cela est encore plus vrai de notre budget alimentaire (en tenant compte de la restauration hors foyer). La traduction, en termes d’inflation, des hausses de prix agricoles sera limitée et ne devrait pas à priori inquiéter Jean Claude Trichet. Néanmoins les tensions seront sensibles en particulier en ce qui concerne l’élevage intensif (porcs et volailles) qui subit de plein fouet la hausse du prix des aliments du bétail sans pouvoir pour autant la répercuter sur le prix du porc ou du poulet. Dans un pays comme la France, ces hausses font surtout éclater au grand jour le malaise existant presque à tous les stades des filières industrielles et commerciales, l’absence de confiance entre les acteurs et le climat délétère qui préside aux négociations de prix.
Paradoxalement c’est en Chine, toujours à la limite de la surchauffe économique que la hausse des prix agricoles risque d’avoir les conséquences les plus fortes en termes d’inflation mais surtout en termes de coûts alimentaires pour les plus pauvres.
Les quelques mois à venir jusqu’à la nouvelle campagne dans l’hémisphère Nord (Juillet) resteront très tendus sur des marchés nerveux même si on peut penser que la plupart des grands importateurs ont à l’image de l’Egypte ou de l’Algérie « couverts » leur approvisionnements. Ensuite tout dépendra de la production 2011/2012, de la situation en Russie notamment, des surfaces ensemencées en maïs ou en soja aux Etats-Unis, du climat et des hommes un peu partout. Souhaitons que la campagne à venir permette de reconstituer les stocks des grands exportateurs et que les marchés relâchent donc leur pression. Mais souhaitons aussi que 2011 ne passe pas à la trappe aussi vite que 2008, que le monde une fois de plus n’oublie pas ses paysans. Car, demain - et c’est là notre seule certitude - le monde aura encore faim !