« La pénurie alimentaire se fit sentir dès le printemps. En chaque pays le prix du blé enfla : en France l’hectolitre qui valait 17 francs 15 monta à 39 francs 75 et même à 43 francs à la fin de l’année… La crise des subsistances se traduisit aussitôt par des désordres populaires… » Ainsi l’historien Charles Pouthas décrivait-il la situation agricole européenne entre 1847 et 1848. Quelques semaines plus tard toute l’Europe s’embrasait et l’ordre absolutiste mis en place au lendemain du traité de Vienne et dont la Sainte Alliance était garante s’effondrait. Parti d’Italie, le vent de révolte gagnait la France puis Vienne et tout l’empire austro-hongrois et bientôt les états allemands, la Belgique et même la Suisse. De Février à Mai 1848, la monarchie française s’écroula avec l’abdication de Louis Philippe, Metternich dut quitter le pouvoir à Vienne, l’Allemagne se dota à Francfort d’un premier parlement… « La révolution de 1848 a fait table rase du passé. L’édifice politique, national ou démocratique, est encore à bâtir mais les constituantes sont partout à pied d’œuvre ».
Toutes choses égales par ailleurs c’est de ce « printemps des peuples » que se rapproche le plus l’ « hiver arabe » que nous vivons aujourd’hui avec la même propagation révolutionnaire de Tunisie en Egypte puis au Yemen, en Jordanie…
Certes il n’y avait en 1848 ni internet ni réseaux sociaux, mais l’information circulait déjà tout aussi vite : la nouvelle de la chute de Louis Philippe fait tomber Metternich tout comme celle de Ben Ali ébranle Moubarak. Mais ce qui frappe tant l’historien que l’observateur c’est le rôle joué dans les deux cas par les crises agricoles et la hausse des prix alimentaires.
L’Europe continentale était en 1848 loin de toute autosuffisance agricole. Pour nourrir les villes il fallait importer d’Amérique et de Russie et la seule arme dont disposaient les gouvernements était celle des droits de douane qui renchérissaient encore les prix à la consommation. La dernière étincelle qui embrasa l’Europe à la fin de 1847 fut bien d’origine agricole.
La situation du monde arabe en 2011 est à peu près comparable. Pris en bloc, du Maroc au Golfe arabo-persique il s’agit de l’une des principales régions importatrices de la planète qu’il s’agisse de céréales (10 millions de tonnes de blé pour l’Egypte, 5 pour l’Algérie et l’Iran, 3 pour le Maroc et l’Irak, 7 millions de tonnes d’orge pour l’Arabie Saoudite…), de sucre, d’huiles, de volailles ou de viande bovine. La plupart des états, à l’exception du Maroc y ont abdiqué toute forme de politique agricole et dépendent des importations pour l’approvisionnement de leurs villes, d’Alger au Caire, de Ryad à Damas. Avec un peu de pétrole on peut acheter du blé, de l’huile ou du sucre… Malgré tout, mal anticipée, la hausse des prix agricoles mondiaux du second semestre 2010 s’est traduite par des tensions au niveau des consommateurs. Il n’y eut pas vraiment d’émeutes de la faim mais des manifestations contre la vie chère.
Comme en 1848, le mécontentement fit le reste. Bien sûr la situation est différente selon qu’un pays peut payer ses importations avec la manne pétrolière ou qu’il n’a plus les moyens de les subventionner : les deux maillons les plus faibles – Tunisie et Egypte – n’ont pas de pétrole alors qu’à Alger, à Tripoli, à Ryad ou dans le Golfe soyons sûr que les gouvernements en place ont tout fait pour maintenir aux plèbes urbaines leur pain quotidien. C’est la une manière aveugle d’acheter l’avenir mais c’est ainsi qu’ont toujours procédé les monarques vieillissants.
En 1848, le Tsar sauva l’empire autrichien tandis que la Prusse s’imposait en Allemagne et que de la République française allait naître le Second Empire. En 2011 les Etats-Unis et l’Europe n’osent intervenir. Souhaitons à cet « hiver arabe » de mieux se terminer que le printemps de 1848 et puis surtout retenons une fois encore la leçon agricole qui frappe le monde cent soixante ans plus tard.